Judith Revel | Une lecture derridienne du Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte

By Judith Revel

Il est émouvant – impressionnant aussi – de se livrer ici, à New York, à un commentaire du Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte de Marx, dans cette ville où le texte fut précisément publié il y a 173 ans. Comme il y a déjà eu une séance consacrée, pour cette série de Marx 13/13, au même texte, je vais sans doute commencer par expliquer le sens de ma proposition, et la direction que j’aimerais lui faire prendre.

Du commentaire du coup d’état du 2 décembre 1851, et de la manière dont Marx, “à chaud”, entre décembre 1851 et mars 1852, écrit son texte, il a été beaucoup dit. On commente en général au moins trois points : la fameuse phrase d’ouverture qui, se référant à Hegel, dédouble, ou peut-être redouble, tout grand événement en grande tragédie et en misérable farce; la manière dont le texte, prolongeant l’analyse proposée dans Les Luttes de classes en France, lit le mouvement-même de l’histoire à partir d’une dynamique de classes, ou plus exactement à partir d’un antagonisme de classes qui devient en particulier la clé de compréhension de la période 1848-1851 mais qui propose plus généralement un modèle général d’intelligibilité de l’histoire; enfin la manière dont l’analyse spécifique de la paysannerie, incapable de se constituer comme classe et réduite à être “la simple addition de grandeurs équivalentes, à peu près comme des pommes de terre dans un sac forment un sac de pommes de terre” (p. 299-300), a fait le jeu de l’ordre bourgeois.

J’aimerais cependant proposer une autre lecture – partielle, partiale, peut-être même biaisée. Cette lecture voudrait en effet insister sur la conception de l’histoire complexe que l’on peut lire entre les lignes dans le Dix-huit Brumaire. Et puisque la règle du séminaire est de s’appuyer sur un commentaire, la lecture que j’ai choisie est celle de Jacques Derrida, dans Spectres de Marx, en 1993.

Un petit mot, aussi, sur le choix de cet ouvrage de Derrida. Je n’ignore pas les discussions et les objections qui sont nées après la publication du livre, discussions et objections auxquelles Derrida lui-même a répondu en 2002 dans Marx & Sons. Ce sont là des débats passionnants, mais ils ne constituent pas l’objet de mon intervention aujourd’hui. Ce qui m’intéresse, c’est une chose à la fois plus petite et plus générale : comment le livre de Derrida, et spécialement son chapitre 4 – “Au nom de la révolution, la double barricade (impure “impure impure histoire de fantômes”)” – déduit du texte marxien, ou peut-être construit en son intérieur une représentation de l’histoire qui vaut la peine d’être saisie.

Il y a sans aucun doute dans cette interprétation des éléments qui résonnent avec mon propre travail – je travaille en effet sur une cartographie de la manière dont un certain nombre de philosophes contemporains ont pensé l’histoire et les régimes d’historicité. Et, au-delà :  j’essaie de comprendre comment ces représentations de l’histoire, parfois si différentes entre elles, déterminaient des pensées politiques, et des pensées du politique, qui sont à leur tour différentes, mais qui composent une certaine constellation.

Je vais, comme d’habitude, procéder par points pour être plus claire ; je vais aussi, comme d’habitude, m’excuser de mon anglais, en espérant que tout cela demeure compréhensible – et puis bien sûr un immense merci à Bernard Harcourt et à l’Université Columbia, et à vous qui êtes là ce soir, de permettre que cet espace où l’on réfléchit ensemble soit encore possible.

Je procéderai par points, il y en aura cinq.

1.  Le premier point porte sur la nature philosophique des textes politiques et sociologiques de Marx, c’est-à-dire sur le refus d’opposer les textes sociologiques d’une part, et les textes philosophiques de l’autre. Cette affirmation de principe n’est pas une question de détail, parce que c’est la condition de possibilité de ma propre lecture du Dix-huit Brumaire, mais c’est aussi celle de la lecture de Derrida dans le chapitre 4 de Spectres de Marx. On pourrait bien entendu avancer d’autres principes de distinction, et Derrida les réfuterait sans doute de la même manière : il n’y a pas à opposer les textes théoriques et les textes de circonstance, l’analyse et la chronique, le Marx conceptuel et le Marx journaliste de son propre temps. Ce refus prend chez Derrida la forme d’une longue note, au bas de la p. 177 de l’édition française de Spectres de Marx : mentionnant la distinction effectuée par Michel Henry entre les textes philosophiques de Marx et ceux qui, comme Le Dix-Huit Brumaire, auraient une valeur philosophique moindre, Derrida réfute la ligne de partage. Pour Michel Henry, les “textes politiques”, ou “historico-politiques” ne portent pas en eux-mêmes le principe de leur intelligibilité. Le Dix-huit Brumaire ou le Manifeste du Parti Communiste sont donc d’emblée une sorte de matériau extra-philosophique ; et dans le cas particulier du Dix-huit Brumaire, cette quasi-dévaluation du texte est encore aggravée par les circonstances de son écriture – après tout, c’est un texte écrit pour un journal américain ! Or chez Derrida, bien au contraire, la distinction n’a pas lieu d’être : Le Dix-huit Brumaire parle aussi d’autre chose, et que cet “autre chose est essentiel : “il faut faire un pas de plus. Il faut penser l’avenir, c’est-à-dire la vie” (p. 185, c’est moi qui souligne). C’est évidemment cette mention de l’avenir et de la vie qui m’intéressent ici.

2.  Si l’analyse historico-sociologique a une dignité philosophique, alors mon second point porte précisément sur la constitution du présent comme objet philosophique. Ici, je dois bien le confesser, ce qui résonne en amont de ma propre réflexion – moi lectrice de Derrida, lui-même lecteur de Marx -, c’est une sorte de phénomène d’écho qui est à la fois étranger à Marx et à Derrida, mais qui oriente mon intérêt. Cet écho, c’est la manière dont Foucault, à la toute fin de sa vie, semble distinguer le présent, d’une part, et l’actualité, de l’autre. Le présent semble en effet à entendre comme l’ensemble des déterminations présentes qui font que le monde est ce qu’il est, c’est-à-dire tout à la fois l’ensemble sédimenté des conditions présentes de notre expérience historique et la manière dont cette sédimentation semble tracer par avance le champ de l’expérience possible. Le présent, c’est l’état effectif du monde à un moment donné en tant qu’il est déterminé historiquement. L’actualité, au contraire, c’est autre chose. Avec ce mot d’actualité, Foucault semble parfois vouloir désigner ce qui rompt, ou déborde, ou excède le système des déterminations qui mettent en forme le monde tel que nous le connaissons : l’actualité est enracinée dans le présent mais elle en représente le démenti, elle y introduit de la différence – ce que Foucault appelle “la différence possible”. Et s’il n’est pas indifférent que la réflexion foucaldienne s’appuie sur des textes kantiens, et si on a souligné à juste titre l’importance de “Qu’est-ce que les Lumières ?” pour les réflexions foucaldiennes des dernières années, il faut cependant se rappeler que, dans au moins un commentaire de Foucault, la référence à Kant se dédouble. Il n’y a pas un texte (‘Qu’est-ce que les Lumières ?”), mais deux – et le système que ces deux textes forment est en lui-même passionnant. Ce second texte, c’est Le Conflit des facultés. Le dédoublement des textes kantiens mime littéralement la distinction proposée par Foucault entre le présent et l’actualité. Entre 1784, date du premier texte, et 1798, date du second, il s’est en effet passé quelque chose. Et ce quelque chose, c’est la Révolution française. La Révolution – enracinée dans un présent qui lui a donné la possibilité d’émerger, qui lui a donné sa forme, qui en a nourri les aspirations. Et pourtant : la Révolution – débordant de toutes parts le domaine de l’imaginable ou du préfiguré, au profit d’une ouverture de l’histoire, d’une nouveauté, de l’instauration d’une différence possible. Si je rappelle cela, ce n’est pas seulement par pur plaisir de citer Foucault, mais parce que la question me semble être exactement celle qui occupe le cœur de la réflexion marxienne dans Le Dix-huit Brumaire ; ou que c’est en tout cas cette question-là que Derrida identifie comme centrale dans la lecture qu’il propose du texte.

Tirons-en les conséquences. Si nous voulons affirmer que le présent est un objet philosophique, nous nous obligeons indissociablement à un double registre d’analyse, à la fois totalement complémentaire et radicalement divergent : une cartographie des déterminations présentes, d’une part, et un repérage des différences possibles, de l’autre. Pour le dire plus rapidement encore : l’histoire comme système de déterminations, et l’histoire comme ouverture. Ce qui est passionnant, c’est que l’on ne trouve pas chez Marx (et que l’on ne trouve pas dans le commentaire de Derrida) une opposition entre l’histoire, entendue comme lieu de déterminations, et un dehors auquel il s’agirait de donner les traits d’une extériorité à l’histoire, d’une totale étrangeté – une pensée de l’utopie par exemple. Ici, c’st dans l’histoire comme milieu qu’il s’agit de se situer. La partie se joue dans l’histoire. Mais ce double registre d’analyse, avec la violence des contradictions et des conflits à laquelle il donne lieu, correspond en réalité à un double régime de description. Ce double régime sera dit par le biais d’une double (et très divergente) référence à la spectralité. La spectralité parodique, lourde, paralysante, d’un passé qui ne cesse de revenir hanter notre aspiration au changement et notre désir de révolution, d’une part ; et puis la spectralité révolutionnaire qui est ouverture de l’histoire à ce qu’elle ne contient pas et qui fait signe vers l’avenir, de l’autre. Spectres de Marx, au pluriel : nous en tenons-deux, je vous annonce tout de suite qu’il y en aura un troisième.

3.  Troisième point de commentaire. Arrêtons-nous sur le premier des deux visages possibles de la spectralité – le régime de la spectralité mortifère, celui de la reprise parodique, quand les événements et les personnages se répètent et reviennent sous une forme caricaturale et dégradée. C’est l’ouverture bien connue du texte : … “une fois comme grande tragédie, et la fois d’après comme misérable farce” (p. 175). Mais la grandeur de l’analyse de Marx est de ne pas assigner cette réitération parodique à la seule logique du pouvoir. La spectralité mortifère, ce n’est pas seulement la manière dont le 2 décembre 1851 rejoue le 9 novembre 1799 – c’est-à-dire le 18 Brumaire an VIII – ; la manière dont le coup d’état de “Napoléon le petit”, dès lors qu’il viole la Constitution de la Seconde République dont il avait pourtant été élu Président, repropose à sa manière le renversement du Directoire qui avait fait basculer, plus d’un demi-siècle plus tôt, la République dans l’Empire. La grandeur de Marx, c’est d’envisager que cette spectralité mortifère puisse affecter aussi les événements révolutionnaires eux-mêmes. Les révolutions, comme tous les événements, se sédimentent et s’accumulent, et forment une histoire, un passif, un poids, une lourdeur, qui ne cesse de faire retour. Marx, dès le chapitre 1, du Dix-huit Brumaire, est à cet égard parfaitement explicite : “La tradition de toutes les générations mortes pèse comme un cauchemar sur le cerceau des vivants” (p. 176). La tonalité de cette affirmation, presque “nietzschéenne par anticipation”, a le mérite de formuler la grande difficulté qui se noue au cœur de tout devenir révolutionnaire. Bien sûr, une révolution, parce qu’elle surgit toujours à un certain moment donné, doit faire ses comptes avec une série de déterminations qui en ont représenté tout à la fois les conditions de possibilité et les limitations, les causes et les freins, les racines les plus profondes et ce contre quoi elle se dresse. Une révolution rompt avec, elle se dresse contre. Mais elle doit aussi faire avec la stratification des révolutions et des événements qui l’ont précédée, et qui constituent, plus encore qu’un imaginaire, le repérage déjà effectif et toujours limitatif du champ des expériences possibles. C’est exactement ce que j’ai proposé d’appeler “le présent” : l’ensemble des déterminations historiques présentes, y compris les expériences révolutionnaires passées, qui ne cessent de mettre en forme par avance ce qui voudrait se donner au contraire comme une actualité de la révolution. Il s’agit par conséquent de s’affranchir de ce poids, parce que, comme l’écrit Marx, si “Luther prit le masque de l’apôtre Paul, que la révolution de 1789-1814 se déguisa alternativement en République romaine et en Empire romain, et que la révolution de 1848 ne sut rien faire de mieux que parodier tantôt 1789, tantôt la tradition révolutionnaire de 1793-1795″ (p. 176), l’actualité de la révolution suppose qu’elle réussisse précisément à déborder, à excéder la sédimentation historique qui pourtant la fonde – mais qui la fonde parce qu’elle a déjà eu lieu. Quand Marx dit que “la révolution sociale ne peut pas tirer sa poésie du passé mais seulement de l’avenir” (p. 179), c’est cette tension qu’il identifie. Bien sûr, il comprend immédiatement que la tentation de “jouer la nouvelle pièce historique sous cet antique et vénérable travestissement” (p. 176) est d’autant plus grande que l‘on se trouve dans un moment de crise – et que la crise, c’est-à-dire étymologiquement, la bifurcation possible, c’est la possibilité de l’événement révolutionnaire lui-même. Et Marx de commenter : “au moment où ils (les révolutionnaires) semblent occupés à se transformer eux-mêmes et à bouleverser la réalité, à créer l’absolument nouveau, c’est justement à cette époque de crise révolutionnaire qu’ils évoquent anxieusement et appellent à leur rescousse les mânes des ancêtres”.

Marx donne donc à ce premier visage de la spectralité une identité bien précise. Le premier visage de la spectralité, c’est le fétichisme passéiste, c’est l’ensemble des grands récits de l’hagiographie révolutionnaire, c’est l’héritage et la tradition, la filiation et la continuité. Et Derrida d’en appeler, dès lors, à l’exact contraire : aux vertus de l’anachronie – ou se souvient de la reprise lancinante, dans le texte derridien, du Hamlet de Shakespeare : “Time is out of joint” -, au dégondage, au désajustement de l’histoire, ou à ce que Derrida appelle “la révolution dans la révolution” (p. 187). “Non, plus de mémoire révolutionnaire, à bas le monument, rideau sur le théâtre d’ombres et sur l’éloquence funéraire, détruisons le mausolée pour foules populaires, brisons les masques mortuaires sous cercueil de verre. Tout cela, c’est la révolution du passé” (p. 186).

On aurait tort cependant d’imaginer que le simple fait de briser les idoles révolutionnaires, de prendre garde aux grands récits d’une contre-histoire révolutionnaire devenue, à son tour, histoire monumentale – en somme : de faire table rase de ce  passé-là aussi – suffisent. En tout état de cause, la solution n’est pas le refus de l’histoire, elle n’est pas le choix de l’anhistoricité, parce qu’un événement n’est jamais hors histoire ; parce que ce j’ai proposé d’appeler, comme Foucault finit par le faire, actualité, ne se fait jamais sans un certain rapport au présent. Parce qu’il n’y a pas de différence possible sans un relevé attentif des déterminations effectives de notre propre situation historique, et que celles-ci ne représentent jamais que la toute dernière couche d’une stratification à laquelle nous donnons précisément le nom d’histoire. Chez Marx, il n’y a pas de sortie de ce régime d’historicité dédoublé constitué par la tension entre le présent et l’actualité, il doit donc être affronté comme tel. Quand par exemple dans l’Avant-propos du Dix-huit Brumaire il renvoie dos-à-dos Victor Hugo et Proudhon, c’est parce que, dans les deux analyses qui sont les leurs, et malgré la différence de leurs textes respectifs – – Napoléon le petit et Le coup d’Etat -, la compréhension de ce qui s’est produit s’est pour ainsi dire décalée : on est passé du registre de l’histoire à celui du “personnage” historique. Chez Hugo, ce n’est pas l’événement historique qui est affronté, parce que, remarque Marx, ‘”il n’y décèle que l’action violente d’un seul individu” (p. 172). Chez Proudhon, l’apparente attention à l’histoire n’en est pas une non plus – “sa construction historique du coup d’Etat se change subrepticement en une apologie historique du héros de l’événement” (p. 172).

Chez Derrida, l’ambiguïté est plus grande. “Que ne se passe-t-il pas dans cette anachronie !” note-t-il lui-même au premier chapitre de Spectres de Marx (p. 48). Mais il ajoute : “Peut-être “The time” (en anglais dans le texte), le temps lui-même, justement”. Or l’histoire et le temps, ce n’est pas la même chose – et on ne se surprendra pas de voir réapparaître l’ombre portée de Heidegger. Heidegger, le grand autre.

4.  Cela m’amène au quatrième point de ma lecture. Comment faire pour penser l’événement révolutionnaire autrement que de manière parodique ? Et pourtant pour demeurer, avec Marx, dans l’histoire ? Tout l’enjeu de l’autre visage de la spectralité consistera précisément à déterminer une forme de rapport à l’histoire (et en amont de cela : une représentation de l’histoire elle-même) qui permette simultanément la reconnaissance des déterminations présentes, d’une part, et ce que Marx appelle la “poésie” de la révolution, sa puissance poïétique, sa puissance constituante, de l’autre. Simultanément, parce qu’il ne s’agit pas de jouer les premières contre la possibilité de la seconde, mais de penser leur articulation. Dans Le Dix-huit brumaire, la métaphorisation linguistique de cette difficulté permet à Marx d’être particulièrement clair : “Il en est ainsi du débutant qui, ayant appris la langue nouvelle, la retraduit toujours en sa langue maternelle, mais il n’aura assimilé l’esprit de la langue apprise et ne pourra créer librement dans celle-ci que le jour où il saura s’y mouvoir sans nul ressouvenir et oubliera, en s’en servant, sa langue d’origine” (p. 176, c’est moi qui souligne). En somme, s’il y a possibilité de révolution, ce n’est pas tant parce qu’on a appris les mots et qu’on sait maudire (je pense ici au Caliban de La Tempête : “Vous m’avez appris votre langage : et le profit que j’en ai — est de savoir maudire” (I, 2, 137), c’est qu’on a à la fois appris et su oublier, pour libérer la nouveauté de l’événement révolutionnaire. “Laisser les morts enterrer leurs morts” (p. 179), dit Marx, pour que finalement la révolution sociale du XIXe siècle atteigne son propre contenu. Et pourtant : cette nouveauté ne serait pas possible sans ce qu’elle excède et déborde, dément et désarticule : le présent avec quoi elle rompt. C’est un point que Derrida voit parfaitement : “ce qu’on doit oublier aura été indispensable” (p. 181). Si on n’oublie pas assez, on est voués à la répétition parodique. Mais si on oublie trop, si l’on ne se rappelle pas l’esprit de la révolution, alors “c’est la platitude bourgeoise” (p. 181). Voilà donc la ligne de crête sur laquelle il s’agit de se frayer un passage.

Dans le commentaire de Derrida, cette ligne de crête prend une forme spécifique. Le “déferlement par-dessus bord” (l’image est de Derrida, p. 188) est bien ce qui incarne l’excédence de la nouveauté, ce “contenu propre” de la révolution sociale que Marx appelle de ses vœux. Mais il y a aussi à penser la condition dans laquelle nous nous trouvons, pris entre les deux régimes de spectralité que je viens de rappeler. “On ne sait pas si l’attente prépare la venue de l’a-venir, ou si elle rappelle la répétition du même, de la chose même comme un fantôme” (p. 68), remarque alors Derrida. Mais il ajoute immédiatement : “Ce non-savoir n’est pas une lacune. Aucun progrès de la connaissance ne saurait saturer une ouverture qui ne doit rien avoir à voir avec le savoir. Ni donc avec l’ignorance” (p. 68). En réalité, la position de Derrida, définie à la faveur de la lecture du texte marxien, est intéressante parce qu’elle esquisse à sa manière une pensée de la différence possible en contexte historique. Avec au moins trois caractéristiques : 1. la révolution, c’est un horizon d’attente marqué par l’incertitude. Si “horizon d’attente” résonne comme trop koselleckien, on peut sans doute comprendre la proposition insistante, dans Spectres de Marx, d’un “messianisme sans messie” comme cette attente-là. 2. On ne saurait réduire et prétendre gérer cette attente par la seule dimension du savoir. L’histoire ne doit pas seulement être sue, elle doit être faite, c’est-à-dire agie. 3. Ce dont nous héritons (notre histoire) ne peut jamais exiger que la spectralité parodique sature le champ des possibles. Pour cela, nous devons nous souvenir non pas seulement des mauvais fantômes, mais des bons, ceux qui nous rappellent que “l’héritage n’est jamais un donné, c’est toujours une tâche” (p. 94). La tâche échappe, comme indétermination, comme ouverture, à une sorte de connaissance par anticipation qui s’installerait dans le registre de la prédiction (nous pourrions tout aussi bien dire : un discours qui appartiendrait au mode exclusif de la détermination logique, à la croyance naïve en une causalité simple, et qui ne serait jamais que l’habillage scientifique de la vielle pratique de la prophétie). Et pourtant, cette excédence du “déferlement par-dessus bord” a malgré tout à voir avec quelque chose qui a été. Ce “quelque chose qui a été”, ce peut être une date (par exemple 1848), un phénomène (par exemple l’histoire du capitalisme, ou l’histoire du libéralisme au tournant des XVIIIe- XIXème siècles, et celle des néolibéralismes qui en ont représenté les reformulations et les adaptations contemporaines) ; ce peut être aussi un nom. Pour nous : le nom de Marx, bien sûr – mais aussi, peut-être, le nom de Derrida aujourd’hui. Or ce “quelque chose qui a été”, c’est, nous dit Derrida à propos de Marx, un héritage qui exige paradoxalement, comme gage d’extrême fidélité, d’être pensé non pas comme une assignation mais comme un travail. Comme un décalage entre l’idée spontanée que l’on se fait du spectre comme revenant – ce qui revient, depuis le passé, pour hanter notre propre présent et déterminer les contours de notre à-venir –, et cette autre idée pour laquelle le spectre relève d’un faire, d’un processus de transformation, de transfiguration, qui fait que ce qui revient, en réalité, ne revient pas, parce qu’il ne peut pas être le même : il vient d’être fait.

Dans l’économie du livre de Derrida, l’idée de ce décalage émerge comme une surprise et semble faire irruption presque par effraction, dans son analyse. « Quand, en 1847-1848, Marx nomme le spectre du communisme, il l’inscrit dans une perspective historique qui est exactement l’inverse de celle à laquelle j’avais initialement pensé en proposant un titre tel que « les spectres de Marx ». Là où j’étais tenté de nommer ainsi la persistance d’un présent passé, le retour d’un mort, une réapparition fantomale dont le travail du deuil mondial n’arrive pas à se débarrasser, dont elle fuit en avant la rencontre, qu’elle chasse (exclut, bannit, et à la fois poursuit), Marx, lui, annonce et appelle la présence à venir » écrit-il (p. 166). Marx pense aussi le spectre comme vecteur d’à-venir.

5.  Cela m’amène à mon tout dernier point de commentaire. Cent soixante-treize années nous séparent du texte de Marx. Trente-deux ans nous séparent du texte de Derrida. Le monde a changé, il n’est plus ni celui de Marx, ni sans doute complètement celui de Derrida. Il y aurait cependant à ajouter aux deux régimes de spectralité qui émergent du Dix-huit Brumaire, et que je viens de rappeler brièvement, un troisième. Ce troisième régime de spectralité, c’est précisément celui de Marx lui-même.

Parce que ce contre quoi il s’agit de se battre, c’est un retour spectral de Marx figé dans les parodies successives dont son nom a été le masque ; ou englué dans une déshistoricisation que l’on ferait subir, sous couvert de fidélité, à sa pensée. Pensées du parti, pensée de la forme-État, pensée d’une certaine réalité du travail, d’une certaine théorie de la valeur, d’une certaine classe : que mettons-nous à la place de tout cela pour aujourd’hui ?  Pour aujourd’hui ? Il faut au contraire faire en sorte que, comme le note Derrida lui-même, « ‘depuis Marx’ continue de désigner le lieu d’assignation depuis lequel nous sommes engagés. (…) Si ‘depuis Marx’ nomme un à-venir autant qu’un passé, le passé d’un nom propre, c’est que le propre d’un nom propre restera toujours à venir. Et secret » (p. 41, c’est moi qui souligne).

Là, peut-être, est-on en droit de discuter. Secret, ou capacité extraordinaire de prévoir la nécessité de sa propre historicisation à venir ? Pour le dire de manière plus simple : une figure dans le tapis à tout jamais manquante et pourtant toujours avérée à chaque réaffirmation de l’héritage ? Une insistance, du fond même de l’hétérogénéité de ce qui ne cesse de différer, et la réaffirmation d’un étrange invariant émergeant de la spectralité du spectre ? Ou bien au contraire : l’idée que l’ouverture de l’histoire fonctionne comme une virtualité toujours présente, comme une bifurcation toujours possible ? Qu’elle a bien entendu à faire avec la stratifications de ce que nous nommons le réel, qui relève tout à la fois des déterminations présentes et de stratifications passées ; mais qu’elle signale aussi le travail de la différence de l’intérieur même de ce maillage, et donc nécessairement la nécessité de faire valoir Marx au-delà de Marx, les spectres de Marx revenant planer sur notre propre temps, et exigeant de nous précisément quelque chose comme tâche, pour pouvoir nous laisser accéder à l’héritage? Que tout cela exige de nous que nous posions sur notre présent un diagnostic nouveau, une critique nouvelle, à l’aide de catégories nouvelles, et avec des points de levier nouveaux ? La déconstruction, de ce point de vue, n’est pas une chose, ni une méthode : elle est, comme le marxisme lui-même (puisqu’enfin ils ont cela en commun) : une tâche infinie – une pratique reprenant sans cesse son propre mouvement et le travaillant comme une pâte, comme la matière d’une élaboration sans terme.

(Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte de Marx est cité dans la traduction M. Rubel-L. Janover – la pagination est celle du volume Les Luttes de classes en France, Gallimard, Paris, 1994, coll. Folio-Histoire, ; Spectres de Marx de Derrida est cité à partir de l’édition Galilée, Paris, 1993).